Alors que certains croyaient que le marché des changes
s’était stabilisé, que la Banque Centrale reprenait le contrôle (avec les dernières mesures sur les réserves
obligatoires…), la valeur de la gourde a recommencé à dégringoler depuis
quelques semaines. Aujourd’hui, le taux de change a presqu’atteint la barre des
61 gourdes pour 1 dollar. Cette nouvelle envolée du dollar pourrait être encore
plus fatale (si le mot n’est pas trop
fort), puisqu’elle a eu lieu dans un contexte de fête : qui est censé être
une période de vaches grasses pour les entreprises. Les conséquences
économico-sociales (manque à gagner pour
l’État, dégradation conditions de vie) d’une instabilité du change en fin
d’année sont donc susceptibles d’être plus importantes.
Vu le poids des produits importés
dans le panier de consommation des ménages (en
considérant particulièrement les produits alimentaires), la volatilité
du taux de change contribuera certainement à la réduction du niveau de
bien-être de la population, puisqu’elle aura des impacts significatifs sur les
prix, et aussi sur la demande. En effet, avec 1 USD un Haïtien sera en mesure
d’acheter de moins en moins de biens. Il disposera par conséquent de moins en
moins de moyens de subvenir à ces besoins.
En considérant ces faits, si l’État haïtien a vraiment la
volonté de garantir le pouvoir d’achat des ménages, il est plus que capital
qu’il se penche sur la question du change. Il doit être en mesure non seulement
d’identifier les facteurs qui provoquent la montée fulgurante du taux mais
aussi y apporter des solutions durables. Sans ces actions, l’économie haïtienne
continuera d’évoluer avec un couteau sous la gorge, tout simplement.
Ainsi, cet article se propose d’une part d’essayer
d’identifier les causes de l’instabilité de change durant l’année 2015, d’autre
part d’apporter des solutions de court, moyen et long terme. En considérant la
période 2014-2015, il tentera de mettre en évidence les facteurs qui ont été à
la base de la perte de valeur de la gourde, en prenant en compte la situation macroéconomique et les
trois catégories d’acteurs impliqués directement (les entreprises[1]
et les ménages, l’État, les banques). Bien entendu, il étudiera aussi les
facteurs servant à y remédier.
Situation
macroéconomique
Les premiers éléments à analyser pour mieux cerner la
réalité du marché des changes en Haïti sont notamment les variations de l’offre[2]
et la demande de dollars[3]
ainsi que la différence entre cette offre et cette demande. De 2014 à 2015, la
quantité de dollars disponibles sur le marché des changes est passée de 4299.62
millions de dollars à 4552.94 millions[4]
(augmentation de 253 millions de dollars)
alors que la quantité de dollars demandée a augmenté de seulement 242 millions
(en soustrayant les dollars générés par les placements à l’étranger). En
d’autres termes, de 2014 à 2015, l’économie haïtienne a générée suffisamment
(et même plus) de dollars supplémentaires pour couvrir l’augmentation de la
demande de dollars pour cette même période. Cet état de fait se reflète aussi dans l’écart entre la quantité de
dollars demandée et la quantité disponible, qui est passé de 516 millions en
2014, à moins de 20 millions[5]
en 2015. En outre, la diminution de cet écart est constatable depuis 2011,
où il était de 711.61 millions de dollars. Cela signifie que, de 2011 à 2015,
le marché demande de moins en moins de dollars, comparé à ce qu’il offre aux
utilisateurs de dollars. Par conséquent, il satisfait de plus en plus facilement
les besoins en dollars.
En se basant sur
ces considérations, l’on se demande pourquoi y a-t-il eu une rareté des dollars
et pourquoi la Banque Centrale a dû vendre près de 88 millions de dollars aux
banques commerciales entre Octobre 2014 et Septembre 2015, et près de 25
millions d’Octobre à Novembre 2015. Pourquoi le taux de change a malgré tout
continué à grimper ? En effet, la réduction de l’écart entre l’offre et la
demande de dollars ainsi que les interventions de la BRH impliquent que le dollar
devrait être de moins en moins rare. Par conséquent, son prix (reflétée à
travers le taux de change) aurait probablement dû diminuer. Pourquoi avons-nous
cependant constaté la situation inverse ?
L’une des autres tentatives d’explications de ce
phénomène réside dans les dépenses de l’État. Il faut rappeler que si ces
dépenses sont orientées vers l’extérieur, elles drainent beaucoup plus de
dollars, que si elles soutiennent le marché local. En analysant le Tableau des
Opérations Financières de l’État (TOFE)[6],
l’on constate que depuis 2012, le poids des dépenses totales de l’État par
rapport au PIB nominal a diminué substantiellement (passant de 35% du PIB à 22%
en 2015). Que l’on considère les dépenses d’investissement ou les dépenses
courantes, cette diminution est aussi constatable. De plus, en poussant
l’analyse, l’on découvrira que les recettes courantes ont pesés 12.1% du PIB en
2014 (12.9% en 2012) alors qu’elles
pèsent 13.3% en 2015. La combinaison de ces deux (2) aspects résulte en une
diminution du déficit de l’État (le solde courant est passé de 0.5% du PIB en
2014 à 2% du PIB en 2015).
L’évolution de ces indicateurs suggère qu’il est
difficile de déclarer, sans une analyse en profondeur, que les dépenses de
l’État auraient provoqué une montée aussi brusque du change (cela à deux
reprises), alors que leur poids (%PIB) a diminué considérablement. Tout en ne
mettant pas de côté les possibles effets des élections, ces dernières ne
peuvent pas entièrement expliquer l’augmentation rapide du taux de change, en
2015, puisqu’une partie considérable du financement pour les élections
proviennent des bailleurs de fonds.
Si l’explication des dépenses publiques est assez
bancale, il est important de rechercher l’explication dans le fonctionnement
des banques, pour découvrir s’il y a des mouvements spéculatifs. Mais avant
toute chose, il conviendrait d’analyser les réserves de changes des banques
commerciales, c’est-à-dire la quantité de réserve de dollars détenus par
chacune de ces banques. Cette analyse permettra de savoir quelles sont les
banques qui sont les plus en mesure d’influencer le marché des changes et jouer
sur le taux de change.
Les données disponibles nous permettent d’entrevoir un
phénomène inquiétant. Depuis Octobre 2014, les réserves de change des deux (2)
premières banques du système représentaient environ 60%[7]
des réserves de change du système bancaire: 33% pour la 1ère
banque, 26% pour la 2ème. En
d’autres termes, sur chaque 100 dollars US de réserves, la 1ère
banque en possède 33 et la 2ème en possède 26. Cela signifie, que
ces banques possèdent déjà un stock de dollar assez important, qui leur
permettrait de jouer si elles le voulaient sur le le taux de change. Qui pis
est, depuis 2014, les gains de change de ces deux (2) banques représentent environ 56%[8]
des gains de change de toutes les banques commerciales (33% pour la 1ère
banque). Ce sont donc ces banques qui profitent le plus des transactions
d’achat et de vente de dollars, et qui profiteraient le plus d’une augmentation
du taux de change.
Deux autres remarques peuvent être faites. La première
est plutôt une suite d’interrogation. Lors des interventions de la BRH (vente
ou achat de dollars), quelles sont les banques qui achètent le plus ?
Pourquoi la BRH ne permet pas au grand public d’avoir accès à ces informations?
Pourquoi dans un contexte de pression sur le change, la BRH vend des dollars
aux deux (2) banques citées ci-dessus ? À tire d’illustration, entre
Octobre 2014 et juillet 2015, la BRH a vendu près de 68 millions de dollars aux
banques, pour contenir le taux de change. Paradoxalement, les banques
commerciales ont retiré de la circulation, près de 63 millions de dollars (à
travers les opérations d’achat et de vente de dollars).[9]
Ceci laisse supposer que les banques préférèrent stocker les dollars au lieu de
les mettre en circulation. Alors, pourquoi entre octobre et novembre 2015, la
BRH a continué à vendre des dollars (24 millions) en utilisant la même méthode,
sans se préoccuper de cette situation ?
Le deuxième fait marquant concerne la 1ère
banque du système. Comme indiqué antérieurement, à elle-seule, elle détient 33%
des réserves de dollars du système. L’un des faits constatés avec cette banque,
c’est qu’elle affiche généralement des taux de change plus élevés que toutes
les autres banques. Depuis 2014, elle a toujours été la première banque à
relever son taux (1 ou 2 semaines après, les autres banques la suivent), ceci
malgré le poids de ses réserves de dollars (qui
sont passés de 252 millions de dollars en 2013 à 328 million en 2015). De
plus, certaines informations laissent supposer qu’elle est la banque qui achète
le plus de dollar lors des interventions de la BRH. Pourquoi la BRH permet-elle
à une banque de faire grimper le taux de change à volonté et lui permet
d’acheter, en même temps, des dollars lors des interventions (avec forte
position en plus)? Tous ces éléments ne permettent de conclure qu’une seule
chose : il est possible que le système soit victime de mouvements
spéculatifs. La passivité de la BRH sur cette possibilité est déconcertante.
Cet argument de spéculation n’a pas été soulevé pour la
première fois. D’autres auteurs l’ont aussi évoqués dans le cas d’Haïti
(cf. Roland Moisson: http://lenational.ht/et-si-lexplication-etait-la-speculation1-sur-le-dollar/ et http://lenational.ht/et-si-lexplication-etait-la-speculation-sur-le-dollar/). Cependant, les données disponibles ne permettent pas
de confirmer clairement cette assertion. Si la BRH pouvait donner accès aux
données relatives aux interventions, cela pourrait aider à déceler un mal qui
serait en train de ronger l’économie haïtienne.
Les solutions
En reprenant les explications données précédemment,
plusieurs pistes de solutions s’offrent à l’État haïtien, pour résorber la
crise du change :
1)
À court terme, il
faudrait que la Banque Centrale cible mieux les banques qui bénéficient de ses
interventions. La solution idéale serait qu’elle ne vende qu’aux banques dont
les réserves sont faibles ou qu’elle vende directement aux grands utilisateurs
de dollars (les grandes entreprises). Ce mécanisme permettrait d’éviter la
thésaurisation (constitution de nouveau stock) des dollars par les banques
commerciales.
2)
À moyen terme, les
autorités monétaires pourraient envisager de mettre en place une taxe à trois
niveaux sur les transactions de change (du type Tobi-Spahn[10]),
pour empêcher les mouvements de spéculations:
-
Une
faible taxe au premier niveau (afin d’éviter d’entraver les
opérations productives), qui sera placée sur toutes les transactions sur le marché des changes, tant que ces
transactions resteront dans les limites
soutenables, convenues par les autorités monétaires.
-
Une taxe plus
élevée au second niveau, en cas
d’instabilité du taux de change, qui sera placée sur toutes les
transactions sur le marché des changes, tant que les transactions resteront
dans les limites soutenables et convenues par les autorités monétaires.
-
Une taxe deux
fois plus élevée que la seconde, variable en fonction du montant de la
transaction, qui sera placée sur toutes les transactions sur le marché des
changes en cas d’instabilité du
taux de change, dès que le montant de la transaction dépasse les limites
soutenables et convenues par les autorités monétaires.
3)
À long terme, il
faut envisager de financer les PMEs agricoles afin de réduire le montant des
importations de produits alimentaires, et relancer les exportations de ces
biens.
[2] Les exportations,
les transferts de l’étranger, les Investissements directs étrangers, les
appuis et dons
[3] Les importations, les transferts qui sont expédiés à l’étranger, et
les flux net du secteur public en dollar
[4] Balance des paiements, BRH.
[5] Id.
La taxe
Tobin, suggérée en 1972 par le lauréat du « prix Nobel d'économie » James Tobin, consiste en une taxation des
transactions monétaires internationales afin de limiter la
volatilité du
taux de change. Par extension, le terme désigne aujourd'hui une taxe sur les transactions
financières.
Elle est aussi appelée par certains taxe Robin des bois.